Abdullah et les lucioles - à la lecture de Survivance des Lucioles de Georges Didi Huberman

Laura WaddingtonDevant Les Images -Penser l'art et l'histoire avec Georges Didi-Huberman ed. Les Presses du Réel, France 2012.

Par Laura Waddington

J’ai lu Survivance des Lucioles quand je vivais en Jordanie. Je l’ai lu d’une traite, assise devant l’un des ordinateurs d’un café internet enfumé. Georges Didi-Huberman m’avait envoyé le manuscrit par email. Cette lecture fut comme une révélation.

Le livre parle de plusieurs auteurs dont j’admire le travail – Pier Paolo Pasolini, Hannah Arendt, Benjamin, Giorgio Agamben – et la manière dont il est écrit me les a faits lire comme pour la première fois. Il a fait apparaître de nouvelles connections. Il y a surtout le texte que Pasolini a écrit en 1975 au sujet de la disparition des lucioles, phénomène qui coïncidait selon lui avec la destruction de la culture. Pasolini, qui avait anticipé ce que serait notre présent, mettant en garde contre le « vrai fascisme » qui viendrait s’infiltrer dans nos âmes, nos mots et nos gestes. 

Quelques jours après, alors que j’étais entrée dans un café à Amman pour demander où trouver un Copy Shop afin d’imprimer quelques pages du livre, le propriétaire a insisté pour l’imprimer en entier sur sa petite imprimante personnelle, puis il me l’a offert. Je me souviens avoir pensé, comme souvent, qu’il y avait encore quelque chose ici dans le monde arabe – un contact humain – et que la prédiction de Pasolini ne s’était pas répandue partout: « Je tiens simplement à ce que tu regardes autour de toi et prennes conscience de la tragédie… La tragédie c’est qu’il n’existe plus d’êtres humains »*.  

Survivance des lucioles est une diagonale de lumière tracée dans le noir, hantée par les lucioles, par les tentatives souvent clandestines de ceux qui ont documenté l’intimité des hommes lors des temps les plus sombres, alors que personne ne semblait entendre. Partout dans ce livre, on perçoit les lueurs de cette volonté de témoigner et de fournir des contre-informations. Il y a Viktor Klemperer qui décrit soigneusement la déformation du langage sous le Troisième Reich, acte qu’il définit comme un « SOS » envoyé à lui-même. Il y a Charlotte Beradt qui consigne les rêves des habitants du Berlin nazi afin de laisser pour le futur un « sismographe » intime de l’histoire politique, document d’une terreur politique « hantant jusqu’au plus profond des âmes »… Toutes ces bribes de témoignages qui existent, résistent et qui sont là seulement si on choisit de les voir. Georges Didi-Huberman a écrit: « une expérience intérieure la plus « subjective », la plus « obscure » qui soit, peut apparaître comme une lueur pour autrui à partir du moment où elle trouve la forme juste de sa construction, de sa narration, de sa transmission. » 

J’ai été extrêmement touchée que ce beau livre parle de Border, la vidéo que j’ai tournée dans les champs autour du camp de la Croix Rouge de Sangatte. Tout au long de Survivance des Lucioles, George Didi-Huberman explore l’idée d’un conflit entre différents registres de lumières : la lumière blanche et féroce de la société de contrôle opposée aux lucioles en extinction de Pasolini. Le livre se termine sur la lumière aveuglante des torches de la police de Border. On y voit les hélicoptères balayant les champs de Sangatte tandis qu’un jeune Kurde, qu’ils ne voient pas, danse dans le vent « avec sa couverture pour toute draperie : tel l’ornement de sa dignité et, quelque part, de sa joie fondamentale, sa joie malgré tout ». Cette bataille de la lumière, je l’ai vu à Sangatte. La lumière des torches de la police braquée sur les réfugiés était si puissante que, lorsqu’elle était dirigée vers moi pour m’empêcher de filmer, elle brulait les pixels de ma caméra. Une par une, mes petites caméras furent partiellement détruites ; les images étaient couvertes de minuscules lumières blanches et vacillantes formées par les pixels morts. On ne le perçoit pas dans Border. Je me suis servi de l’ordinateur pour remplacer chaque pixel mort par son voisin. Mais quand j’ai vu la photo Fireflies de Renata Siqueira Bueno que George Didi-Huberman a inclue dans son livre, j’ai été stupéfaite : ces lucioles photographiées dans la nuit ressemblaient à mes pixels brûlés, vacillants. 

Dans ses pages à propos de ma vidéo, Georges Didi-Huberman évoque le film La Maison est noire, réalisé par la poétesse iranienne Forough Farrokhzad au sujet d’une léproserie. Quand je filmais à Sangatte, je n’avais pas encore eu la chance de voir ce film incroyable. Comme beaucoup d’autres œuvres citées dans Survivance des Lucioles, ce film a été enterré pour un temps, avant de réapparaître. Mais, tout au long des mois où je faisais des allers-retours à Sangatte, j’avais toujours sur moi un poème de Forough Farrokhzad écrit sur un petit bout de papier – ce poème et une lettre écrite par Zoroastre. Une nuit, près du Tunnel de la Manche, où les réfugiés afghans et irakiens essayaient désespérément de sauter dans les trains pour l’Angleterre, j’ai rencontré un homme afghan. Il avait froid, était trop légèrement habillé et très déprimé. Il était peintre en bâtiment, né dans la vallée du Panchir. Il me raconta qu’un matin il était parti de sa maison et que, à son retour, la maison n’était plus là. Sa famille entière avait été tuée dans un bombardement américain. Alors que nous marchions dans le noir, il m’expliquait que, bien que peintre en bâtiment, ce qu’il aimait le plus, c’était la poésie. Quand je lui ai dit que j’aimais les poèmes de Forough Farrokhzad, son visage s’est éclairé. Il était presque en larme. Il a renoncé à ses tentatives de rejoindre l’Angleterre, il s’est assis en tailleur sur le sol mouillé et, sous la pluie battante, il a parlé pendant des heures. Il a parlé de Forough, de sa vie et de ses poèmes, de cet accident de voiture dans lequel elle était morte trop jeune. Pendant quelques heures, il n’y avait plus de police, plus de Sangatte. Seulement les poèmes de cette femme qu’il avait portés dans sa mémoire, alors que tout le reste n’était plus. Puis la pluie est devenue tempête, la réalité de Sangatte et la violence de la police ont réapparu, son visage s’est assombri – un regard d’une tristesse et d’un épuisement indicibles. Il était trempé jusqu’aux os. Il devait repartir. J’ai perdu Abdullah quelque part. 

Quand j’ai lu Survivances des Lucioles dans ce café internet de Jordanie, j’aurais voulu pouvoir trouver Abdullah. J’aurais aimé lui offrir ce livre qui parle de Forough Farrokhzad, ce livre avec sa croyance dans les liens silencieux de la transmission et du hasard – des fils presque invisibles, mais pas tout à fait. 

Georges Didi-Huberman demande : « Les lucioles ont-elles disparu ? » et il répond : « Bien sûr que non. Quelques-unes sont tout près de nous, elles nous frôlent dans l’obscurité; d’autres sont parties au-delà de l’horizon, essayant de reformer ailleurs leur communauté, leur minorité, leur désir partagé. » 

Cette nuit-là à Sangatte, alors qu’Abdullah, assis par terre sous la pluie, parlait des poèmes de Forough Farrokhzad, je sais que les lucioles étaient là.

* Pasolini cité par Georges Didi-Huberman : « Nous sommes tous en danger » [1975], in Contre la télévision et autres textes sur la politique et la société, Besançon, Les solidaires intempestifs, 2003.

Traduit par Charlène Dinhut et Aude Tincelin avec le concours de l’auteur

Le Texte original en Anglais a paru sous la forme d’un article “Lucciole malgrado tutto” dans Engramma, no84, octobre 2010