La Voix Petite, Fragile, Inachevée

Laura Waddington"Le cinéma critique. De l'argentique au numérique, voies et formes de l'objection visuelle " ed. Publications de la Sorbonne, France 2010.

By Laura Waddington

Filmer est pour moi une façon de découvrir le monde. Cela me met en contact avec des situations et des gens qui questionnent mes certitudes et ébranlent ma façon de penser. Je le fais parce que, au bout de compte, c’est pour moi la seule façon de vivre.

Je pense que créer consiste à prendre distance avec les versions officielles et à essayer de poser de la façon la plus simple possible la question de qui nous sommes et de comment nous vivons. Lorsque je regarde un film, c’est pour percevoir la vie, pendant un instant, à travers les yeux d’une autre personne. Peut-être est-ce un moyen de découvrir que «l’autre» n’est pas si différent et que les différences résident en nous-mêmes. Un ami africain dit que faire des films, c’est «ouvrir des fenêtres».

D’abord, lorsque j’ai commencé à tourner en vidéo, je comparais sans cesse avec la pellicule. De sorte que j’ai pris la décision de filmer pendant quelques années sans utiliser mes yeux, pour complètement désapprendre: filmer avec une caméra-espion attachée à mon corps (Zone), ensuite, demander à des gens de quinze pays différents, via Internet, de filmer mon histoire à ma place (The Lost Days). Mon espoir était que, lorsque j’en viendrais à regarder par le viseur à nouveau, ce serait comme filmer pour la première fois, et que j’apprendrais alors à considérer la vidéo pour ce qu’elle était. Et ainsi, je suis arrivée à aimer la vidéo pour ce qu’elle était. Et ainsi, je suis arrivée à aimer la vidéo pour ce qu’elle était. Et ainsi, je suis arrivée à aimer la vidéo en tant que forme d’écriture.

Je sens que c’est un médium qui donne place au personnel, à l’intime, à la patience, qui laisse à  l’histoire de chacun et à la façon dont celle-ci doit être filmée le temps d’émerger progressivement à travers les accidents et les rencontres de hasard. J’aime la qualité non intimidante de la simple caméra du touriste, qui me permet d’entrer dans des situations dont je crois qu’elles seraient impossibles à filmer avec une caméra et une équipe lourdes (comme, par exemple, les semaines passées avec les marins de CARGO; ou avec les réfugiés de Border qui m’avaient invitée à les accompagner dans les champs de Sangatte à condition que je ne montre pas leurs visages – et où il était crucial de se mouvoir vite et furtivement, pour ne pas attirer l’attention de la police.)

Les gens me parlent de plus en plus de demandes du «marché». Mais j’ai toujours cru dans un public. Je suis constamment touchée par la curiosité et l’ouverture de beaucoup de spectateurs, qui regardent avec attention et me racontent combien ils sont fatigués que l’on prenne des décisions pour eux et sans eux.

Je pense qu’il n’a jamais été aussi important pour les individus de sortir avec les caméras (pas les embarqués ou les professionnels, mais ceux qui veulent juste prendre le temps de regarder et de comprendre.) C’est ma conviction: dans un monde plein de gens clamant qu’ils «représentent» tout le monde sauf eux-mêmes, la voix petite, fragile, inachevée – celle qui recherche et refuse d’être autre chose – constitue une sorte de résistance.

Il se peut qu’être un cinéaste ou vidéaste aujourd’hui consiste à être une sorte d’itinérant. Savoir qu’aucun contrat, aucun système, aucun pays n’est si vital, pour un être vivant, que celui-ci ne puisse s’en détacher si on lui demande de compromettre sa vision.

J’ai fini par aimer ce dialogue modeste, continu avec des gens tout autour du monde, et par l’associer à une sorte de liberté.

Venise, 27 mars 2006

Traduit par Nicole Brenez

From the book “Le cinéma critique. De l’argentique au numérique, voies et formes de l’objection visuelle” edited by Nicole Brenez and Bidhan Jacobs, Publications de la Sorbonne, France 2010