Les Jours et Les Années de Mes Voyages

Olaf MöllerThe 51st Pesaro Film Festival Catalogue, 2005.

Par Olaf Möller

Laura Waddington a peur de prendre l’avion : Elle ne le prend jamais. À la place, elle voyage en bus, train ou bateau – le dernier, le plus archaïque à beaucoup d’égards, étant le moteur de deux vidéos ZONE (1995) et CARGO (2001). Des manières démodées, utilisées principalement de nos jours par ceux qui ne peuvent pas s’offrir le luxe du temps (à cet égard: prendre le train ne veut jamais dire première classe mais deuxième ou troisième et le bateau veut plus souvent dire cargo que bateau croisière). Le monde ralentit ainsi retrouvant une dimension plus naturelle. C’est la version “retour aux sources” du 19ième siècle, correspondant avec une oeuvre porteuse d’un agenda social qui pour la majorité des Gens d’aujourd’hui (la société “avion-internet-GSM” ) peut sembler dépassé, mais il n’en est rien pour la plupart des êtres humains sur notre planète Terre. La lenteur nous fait voir les particularités et les singularités – pas de place pour des superficialités du genre “un tel ou tel film taïwanais exprime parfaitement le malaise économique au Pérou”. C’est de cette manière qu’on perçoit le monde à partir d’un avion courant le ciel à travers les frontières, les peuples et les cultures, effaçant les différences dans un seul et superficiel mouvement. (C’est la vision du monde issue du marché et de la gestion : Globalizorama.)

Laura Waddington, par contre, est toujours précisément Là, traversant tous ces paysages terrestres et maritimes, souvent des semaines et des mois durant, devenant une avec le moment, le lieu et le temps, savourant son goût particulier. C’est une  manière de se déplacer dans le monde qui nous met en rapport étroit – souvent dans des espaces confinés – avec des gens à côté de qui les autres passent, sans les remarquer, prenant leur présence/service comme un fait accompli. Pour faire pleinement l’expérience de tels voyages et de leurs potentiels, on doit être ouvert et prêt à accepter ses propres besoins occasionnels  – d’aide, d’abri, d’amour et  d’amitié – on doit également être sans peur, réceptive envers les étrangers et leur gentillesse.

Nous ne pouvons pas voir cela dans les œuvres elles-mêmes. Ou plutôt c’est là, mais sous la surface, cela devient présent seulement lorsque l’on sait. (Lorsqu’elle introduit ses oeuvres, Waddington commence assez souvent à parler de sa peur de voler et comment cela influence son approche artistique,…).

Une autre approche, une sorte de trajectoire ou de vecteur, se trouve dans les oeuvres elles-mêmes, de toute façon toujours le meilleur point de départ.  On n’a pas besoin de chercher trop profondément. C’est là, devant nous car les oeuvres de Waddington portent leur coeur sur la manche, comme elles veulent et ont besoin d’être compris. En commençant par son premier film The Visitor  (1992) et en terminant avec Border (2004) – après quoi, dit-elle, quelque chose de complètement différent a besoin de se passer – l’œuvre “décrit” un mouvement vers l’extérieur. Dès espaces clos de travail et de vie domestique dans The Visitor, donnant naissance au désir qui est aussi le besoin de partir… Continuant avec ZONE et CARGO vers les espaces fermés de voyages en bateau en compagnie des marins, quelques uns des êtres les plus démunis sur terre, dont les conditions de vie/travail se sont considérablement dégradées depuis 20 ou 30 ans. Une tribu de la classe travailleuse qui a beaucoup d’égards n’a plus de patrie. Le plus souvent prisonniers de leurs vaisseaux et de leurs drapeaux, aussi bien que de leurs propres passeports (s’ils en ont un) : ils ne peuvent pas  quitter leur bateau lorsque celui-ci entre dans un port et doivent se contenter de regarder de loin chaque nouveau pays. Avec Border, on arrive à une destination finale symbolique, le camp de réfugiés de la Croix Rouge de Sangatte, où elle est restée des mois durant avec des réfugiés afghans et irakiens, des femmes et des hommes qui ont traversé des milliers de kilomètres pour échapper à un sort ténébreux et qui essaient maintenant d’entreprendre le voyage illégal à travers le tunnel vers la nouvelle terre promisse, celle de l’espoir et de la gloire. C’est sa seule vidéo qui est essentiellement tournée à l’extérieur avec des réfugiés, des silhouettes dans l’obscurité, se mouvant dans le vent et la pluie, traversant des paysages anonymes à nos yeux, bien que connus de la narratrice, Laura Waddington.   

Que son premier voyage cinématographique  (car son oeuvre jusqu’à maintenant a été cela – un voyage également vers elle-même) trouve son terme parmi les réfugiés a une certaine logique dans la propre vie de Waddington : elle a vécu illégalement aux USA pendant des nombreuses années et sa vie actuelle en France n’est pas non plus sans problèmes ; elle ne veut pas résider en Angleterre, son pays d’origine, pour des raisons artistiques.

Donc, d’une certaine manière c’est également Laura Waddington qui se tient devant nous dans Border, finalement capable de faire face à ce qui s’y trouve. Car pendant longtemps elle avait peur de regarder à travers une caméra et à faire les images elle-même. The Lost days (1997) a été réalisé en demandant à des amis autour du monde de tourner des images pour elle, qu’elle re filmait ensuite jusqu’à ce qu’elles prennent le regard unifié de quelqu’un qui ne regarde pas vraiment mais qui ne fait que passer et enregistrer. ZONE ensuite était réalisé avec une caméra espion filmant “accidentellement”. Avec CARGO, il est vrai que Waddington regarde à nouveau à travers l’objectif mais il semble qu’elle est encore un peu réticente à être vraiment là -ou disons qu’elle se réhabitue au geste.

Avec Border -si on peut ainsi dire – elle s’est enfin trouvée. Il y a une compassion héroïque d’une dimension quasi-Kurosawien en chaque image, une justesse de chaque mouvement qui dans son humilité parle glorieusement de toute la croissance et l’apprentissage accomplis durant toutes ces années de cheminement.

Aussi, quelque chose s’est perdu en cours de route : le besoin de se protéger derrière une couche de fiction. The Lost days est, comparée aux travaux suivants de Waddington fictionnel à plusieurs niveaux. Il y a la fiction du récit – une femme qui s’enfuit d’une relation /naufrage – un récit qui était là avant les images. Et il y a la fiction des images faites par tellement de personnes, bien que retravaillés par une seule. Et encore il y une autre couche: Waddington ne lit pas elle-même la voix-off, de ce fait authentifiant les images. Il y a la voix de Chantal Akerman pour le prologue (faisant écho en quelque sorte à son “Histoires d’Amérique: Food, Family and Philosophy”, 1989), et la voix de  Marusha Gagro pour le récit lui-même. Ceci dit, The Lost Days est censée être l’histoire d’une personne étrangère à elle-même: voyageant à travers le monde, mais ne voyant que la même chose partout, qui à la fin est la partie oblitéré de son être que l’on ne peut pas confronter, sa propre solitude (dans The Visitor et The Lost Days l’homosexualité devient un symbole de l’exclusion pour les protagonistes égocentriques/perdus: les hommes la rejettent dans son essence… Lisez: le corps comme une prison, une forteresse de solitude). ZONE et CARGO figurent des histoires comparables d’amour perdu/envolé, mais dans une code mutée et plus manifestement utilisés comme dispositif de distanciation. Cela arrive à son terme avec Border. Il n’y a plus besoin de se distancier – maintenant il y a le besoin de contact, d’être là.

Finalement il y a quelque chose de profondément érotique dans l’oeuvre de Waddington, particulièrement depuis The Lost Days lorsqu’elle a arrêté – à cette époque pour des raisons matériels  – de travailler avec des images à vitesse normale et a commencé à utiliser des moments ralentis, rendus plus passionnés par les paysages sonores de Simon Fisher Turner. Voyager devient un avec aimer, les moments étirés et hyper-presents deviennent des souvenirs saisis de sorte qu’on essaye d’allonger le flux, les moments éphémères de la passion. La différence entre la passion et la compassion s’estompe, les frontières tombent, chaque corps devient un vaisseau de changement.  

(Traduit de l’Anglais)

“The Days and Years of My Travels” by Olaf Möller, The 51st Pesaro International Film Festival Catalogue, Italy, 2005